CHAPITRE VIII

La petite troupe progressait avec une lenteur désespérante. La végétation mouvante qui avait accompagné et protégé les fuyards jusque dans le cœur de la jungle semblait désormais se retourner contre eux. Les branches et les plantes s’assemblaient pour former d’inextricables barrières de feuilles et de tiges. Les mercenaires céniens avaient eu le bon réflexe de récupérer les machettes des gardes ronelongs avant de sortir du cirque. Guidés par Jaïmi, les deux gardes du corps d’Urtelande et Le Vioter s’en servaient pour se frayer un passage dans ce fouillis végétal sans cesse renouvelé. Avec les sarbacanes noires, elles constituaient désormais leurs seules armes.

La chaleur lourde qui régnait sur la jungle rendait la respiration malaisée. Les ahanements des hommes et les étranges soupirs exhalés par les branches sectionnées délogeaient de ses abris une faune aussi variée que dangereuse : serpents constricteurs, oiseaux carnivores, fauves aux robes blanches, noires ou vertes. Un couple de dragons-vampires s’était même attaqué à Urtelande. Elle en avait été quitte pour une belle frayeur : les machettes des mercenaires céniens avaient fauché les reptiles ailés avant qu’ils n’aient eu le loisir de s’abattre sur elle.

La gorge de Rohel était en feu. Sans eau, ils n’allaient pas tenir longtemps le coup. Pour l’instant, ils se désaltéraient en recueillant précautionneusement les gouttes de rosée qui perlaient sur le velours des larges feuilles. Ils se nourrissaient de baies mauves au goût âpre dont Jaïmi leur avait certifié qu’elles étaient comestibles.

À force de tailler dans le mur vert qui se dressait devant lui, les bras et les épaules de Rohel étaient de plus en plus lourds, de plus en plus douloureux. Il croyait parfois entendre des gémissements, apercevoir de fugitifs masques de souffrance. Il avait l’étrange et tenace impression qu’au lieu de couper des branches il sabrait des visages, des bras, des jambes. Ce n’était plus un essartage mais un carnage. Les éclats de sève odorante qui parsemaient ses cheveux, ses mains, ses épaules lui faisaient penser à du sang. Jaïmi avait pourtant affirmé que cette végétation était constituée de mutants, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que le poison du Jahad l’entraînait vers la folie.

Des nuées d’insectes dorés se levaient de temps à autre à leur approche. La Mohage avait recommandé à ses compagnons de rester complètement immobiles pendant tout le temps que durait leur vol. Leur otage, la prêtresse ronelong, ne l’avait pas écoutée. Elle avait voulu mettre à profit le passage des insectes pour s’enfuir. Mal lui en avait pris : les insectes avaient fondu sur elle et, en quelques secondes, réduit son corps à l’état de squelette. Avec ses os blanchis, n’avaient subsisté de la femme serpent que les anneaux de ses seins et la petite sarbacane blanche de son collier.

Soudain, les arbres s’écartèrent devant Le Vioter, comme s’ils étaient fatigués de résister, qu’ils se décidaient enfin à capituler. Devant lui s’étendait une immense clairière au centre de laquelle se dressait une somptueuse colline de cristal enluminée par les rayons ardents de Blanc Boïra.

— La cascade du mont Mac Fraw ! s’écria Jaïmi.

Un mince filet d’eau s’écoulait du sommet du pic translucide, se déversait dans le renfoncement d’un large surplomb et en débordait pour aller s’abîmer dans un petit lac irisé.

Jaïmi traversa la large trouée en courant. Elle lâcha sa machette, sa sarbacane noire, arracha sa tunique, son pantalon bouffant et, vêtue de ses seules sandales, entra dans l’eau jusqu’à la taille.

Un fort sentiment de danger étreignit Le Vioter. Il observa l’orée circulaire de la jungle mais ne décela rien qui pût étayer sa sensation. Une légère brise agitait les ramures. Les trilles des jacasseurs, des petits oiseaux-lyres bleutés, composaient une symphonie rieuse et rassurante. Il avait pourtant la tenace impression que quelqu’un les épiait. Son intuition, développée par sa formation de princeps et par les cinq années passées au sein du Jahad, n’avait pas pour habitude de le trahir.

Les autres le dépassèrent et se ruèrent à leur tour en direction du lac. Maj Huni ne prit même pas le temps de retirer ses vêtements. Avec une frénésie indigne d’un homme de science, il plongea tout habillé dans l’eau. Seul fra Robinn, qui jouait de son mieux son rôle de missionnaire offusqué par la vue de la chair, se tint à l’écart, mais Le Vioter devina qu’il mourait d’envie d’imiter ses compagnons.

Plus le temps passait et plus une certitude s’ancrait en Rohel : fra Robinn poursuivait un tout autre but que celui d’étudier les mœurs des tribus. Le missionnaire profitait des moindres instants de pause pour observer Le Vioter à la dérobée, comme s’il cherchait à percer son mystère, à sonder ses pensées. Son regard torturé semblait transpercer la matière.

— Venez vous joindre à nous ! cria Urtelande.

Sa combinaison gisait sur les galets ronds de la grève. L’attrait de l’eau lui avait fait commettre une imprudence peu coutumière, car sa broche en forme de papillon était restée épinglée sur le tissu. C’était la première fois qu’elle s’en séparait. Elle croyait sans doute que personne ne s’était rendu compte que ses bijoux dissimulaient un vibreur mortel. La fatigue ou le climat délétère de la jungle semblaient avoir miné sa défiance de courtisane. Son corps d’une blancheur immaculée crevait la transparence de l’onde.

Voyant que Le Vioter ne bougeait pas, elle sortit du lac et s’avança, ruisselante, en sa direction. Il ne put s’empêcher de l’admirer. Sa beauté naturelle valait largement les artifices dont elle avait l’habitude de se parer. Quelques mèches de sa chevelure dévalaient comme des ruisseaux aux reflets mauves les collines souples de ses seins. L’or enserrant sa bouche étincelait.

Elle s’approcha de lui et murmura :

— J’ai quelque chose d’important à vous dire.

Elle le prit par le bras et l’entraîna à l’écart, dans la pénombre de la jungle. Il se laissa faire mais ne relâcha pas son attention. Elle s’adossa contre le large tronc d’un arbre rouge dont les feuilles formaient un imposant dais pourpre et doré.

Rohel surprit le lointain regard assassin de Jaïmi, qui était à son tour sortie du lac. Perchée, nue, sur une anfractuosité du mont de cristal, la Mohage tentait de les observer au travers de la végétation.

— Ne vous souciez donc pas d’elle, fit Urtelande avec un petit sourire. D’où elle est, elle ne peut ni nous voir ni nous entendre.

Le Vioter dévisagea sans la moindre aménité la femme des Chutes.

— Je vous écoute, lança-t-il d’un ton sec.

— Pas la peine de prendre cet air sévère, sieur Lam-Dera. Je ne suis pas une petite fille que les gros yeux suffisent à effrayer.

Les ramures filtraient les rayons de Blanc Boira, étouffaient les bruits, les trilles des jacasseurs, les cris des baigneurs, les soupirs de la végétation.

— Qu’avez-vous de tellement important à me dire ? demanda Le Vioter.

— Ceci, répondit Urtelande.

Et, avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, elle noua ses bras autour de son cou, l’attira à elle et écrasa ses lèvres sur les siennes. La bouche d’Urtelande avait un goût d’eau fraîche et de fruit mûr. Le Vioter pensa fugitivement qu’elle était en train de le piéger. Comme la plupart des courtisanes des mondes recensés, elle avait probablement tapissé l’intérieur de sa bouche de minuscules émetteurs de substances aphrodisiaques et hypnotiques. Le fil d’or, dont il sentait la dureté presque coupante, lui irritait les lèvres. Sa machette lui échappa des mains.

Sa raison lui hurla de repousser Urtelande, mais il s’avéra totalement incapable de se soustraire à ses caresses. Incendié, il ne put s’empêcher d’égarer ses mains sur les épaules, les seins et le dos de la jeune femme, avec le sentiment d’assister, en spectateur lucide mais désarmé, à sa propre capture.

— Je te veux à moi… à moi…

La voix d’Urtelande n’était plus qu’une succession de halètements et de gémissements. Tout en mordillant le cou et les épaules de Rohel, elle dégrafait fébrilement les boutons de sa veste. Il oublia la faim, la soif, la chaleur, s’abandonna tout entier au désir qui le consumait. Sa voix intérieure lui chuchotait qu’il dépendrait à jamais d’elle s’il cédait à ses avances. L’usage des poires intravaginales était largement répandu dans cet univers. Ces micropoches de peau, disséminées dans les nymphes, recelaient des substances fanatisantes qui se libéraient au contact du pénis et se diffusaient rapidement dans le sang. Dépossédé de sa volonté, l’homme piégé se transformait dès lors en agneau, en esclave, il n’obéissait plus qu’à la voix de la femme avec laquelle il avait eu des rapports sexuels.

Le Vioter savait tout cela, et pourtant il ne résista pas à l’invitation d’Urtelande, qui s’allongea sur le lit de terre et de feuilles et l’entraîna à se coucher sur elle. Les doigts agiles de sa partenaire dénouèrent la cordelette de son pantalon, glissèrent sur son bas-ventre, entre ses cuisses, agrippèrent son membre tendu. La sarbacane noire qu’il avait passée dans sa ceinture retomba sur le sol.

— Viens…

Urtelande releva ses jambes et les croisa sur le dos de Rohel. Il huma l’ensorcelante odeur qui se dégageait du ventre de la jeune femme. Elle rampa sur les fesses et les épaules pour se rapprocher encore de lui. Son bassin se souleva de manière spasmodique, comme une vague agitée par une invisible houle. Ses mains expertes, enfiévrées, l’exhortaient à fendre sa chair intime. Il fut saisi d’une irrépressible envie de plonger en elle, une ivresse qui se doublait d’un sentiment permanent de défaite, de capitulation.

Il eut une soudaine pensée pour Saphyr. Rien ne prouvait qu’Urtelande cherchait à le piéger – elle était peut-être réellement en proie à un incontrôlable désir –, mais il n’avait pas le droit de courir le risque. S’il voulait arracher Saphyr des griffes des Garloups et accomplir la prophétie des Grands Devins, il ne devait pas se laisser leurrer par ses sens. D’Illith à la Seizième Voie Galactica, le voyage serait parsemé d’embûches, d’écueils de toutes sortes. Une route solitaire, dangereuse, qui nécessitait une vigilance de tous les instants.

Il puisa dans ce qui lui restait de volonté et, avec d’infinis regrets, avec une rage désespérée, il se releva et, pantelant, étourdi, s’écarta du corps brûlant d’Urtelande.

Les mains de la jeune femme se posèrent comme des oiseaux tremblants entre ses cuisses relevées et écartées. Sa tête se balança d’un côté sur l’autre, les feuilles mortes se collèrent à ses cheveux détrempés, à ses tempes, à ses joues. De sa bouche entrouverte s’exhala un soupir déchirant.

— Pourquoi ?

Rohel remit de l’ordre dans sa tenue et lâcha :

— Vous êtes une courtisane, une experte en poisons et en poudres… Vous savez très bien ce que cela pourrait signifier pour moi. Allons rejoindre les autres.

Elle se redressa, passa les bras autour de ses jambes repliées et posa le menton sur ses genoux.

— Tu te trompes sur mon compte, Lam-Dera.

— Je préfère me tromper et rester libre.

— Libre… (Une moue amère déforma ses lèvres encore gonflées de désir.) Le poison de l’Église ne te laissera que peu de temps. Qu’aurais-je fait d’un zumbile condamné à mort ?

— Un zumbile ?

— Chez moi, c’est comme ça qu’on appelle les hommes empoisonnés par les femmes. Je t’aime. C’est la seule raison pour laquelle…

À cet instant, une clameur transperça le silence. Dégrisé, Le Vioter renoua rapidement la cordelette de son pantalon, ramassa sa veste, sa machette et sa sarbacane, et, suivi d’Urtelande, qui s’était relevée d’un bond, se précipita en direction de la clairière.

Les deux mercenaires céniens, Maj Huni, fra Robinn et Jaïmi, descendue de son perchoir, s’étaient regroupés sur la grève du petit lac. La Mohage n’avait pas eu le temps de se rhabiller. Des hommes au torse peint de couleurs vives, armés de longues lances aux pointes curieusement arrondies et de boucliers oblongs sertis de gemmes étincelantes, surgissaient de part et d’autre de l’orée de la jungle et se resserraient sur eux. Leurs yeux et leurs hurlements belliqueux ne laissaient planer aucun doute sur leurs intentions.

Jaïmi et les mercenaires céniens soufflaient sans discontinuer dans leurs sarbacanes noires, mais les boucliers absorbaient les invisibles rayons.

Voulant préserver l’effet de surprise, Le Vioter estima plus prudent de ne pas révéler sa présence. D’un geste du bras, il ordonna à la jeune femme de rebrousser chemin. Elle acquiesça d’un hochement de tête, fit demi-tour, poussa un cri.

D’autres hommes les avaient pris à revers et leur avaient coupé toute possibilité de retraite.

— Avec les autres ! hurla Le Vioter.

Ils coururent en direction du lac et se joignirent à la petite troupe, désormais entièrement cernée par un interminable cordon humain.

— Des Smithines. Il en vient de partout, fit Jaïmi. Les rayons-mort n’ont aucun effet sur eux.

— Je ne comprends pas, déclara fra Robinn. Ce sont les alliés les plus fidèles du Chêne Vénérable.

Le cercle des assaillants se refermait inexorablement sur le mont Mac Fraw. Les pierres précieuses enchâssées dans les hauts boucliers jetaient des éclats menaçants. Puis, alors que l’assaut final paraissait imminent, les Smithines s’immobilisèrent à une trentaine de mètres de la rive. Leurs crânes étaient, comme ceux des Ulmans du Chêne Vénérable, entièrement rasés. Leurs seuls vêtements étaient des pagnes de peau écailleuse et brunâtre, des peaux de cropoulpe probablement. Les lances pointées vers le ciel étaient tellement proches les unes des autres qu’elles donnaient l’impression d’une infranchissable muraille.

Un homme à la face ridée se détacha du groupe. Il ne possédait ni lance ni bouclier et, contrairement aux autres, il était vêtu d’une longue tunique de peau qui le recouvrait des épaules jusqu’aux genoux.

Un mercenaire cénien le visa avec sa sarbacane.

— Ne faites pas ça ! cria Jaïmi. C’est un Lorde, un des sages de la tribu. Si vous le tuez, les autres nous écorcheront vifs et nous donneront en pâture aux dragons-vampires.

Le mercenaire abaissa lentement son tube noir. Dans les mains du vieux Smithine, parvenu à vingt pas des assiégés, brillaient des petites boules molles et transparentes. Il les porta devant sa bouche édentée et souffla bruyamment à trois reprises. Les boules s’élevèrent comme si l’haleine du vieillard leur avait insufflé la vie.

— Des bulles de capture… gémit Jaïmi.

Une terreur sans nom assombrissait les yeux de la Mohage. Les boules prirent de la hauteur et se regroupèrent pour former un petit nuage scintillant. Incapable de maîtriser sa panique, Jaïmi se releva et se mit à courir sur la rive du lac en direction de la colline de cristal. Ses cheveux noirs et dénoués flottaient sur ses épaules et dans le creux de ses reins. Sa tentative de fuite était totalement irraisonnée, car le double cordon de Smithines ceinturait entièrement le mont Mac Fraw. Le vieillard libéra un rire caverneux. Une boule volante se détacha des autres et fondit à grande vitesse sur Jaïmi. Au moment où la jeune femme arrivait au pied du pic enluminé, la boule lui percuta la nuque. Elle ne parut pas souffrir du choc, mais l’effroi la cloua sur place. La boule prit subitement du volume, jusqu’à devenir une sphère d’un diamètre de deux mètres.

Le Vioter se rendit compte que le corps brun de Jaïmi se trouvait désormais à l’intérieur de la bulle transparente, aussi mince et fragile d’apparence qu’une grande bulle de savon. La Mohage se démena pour tenter de sortir de son étrange prison, mais ses gestes hystériques ne parvinrent qu’à mettre en évidence la remarquable élasticité du matériau translucide. La sphère de capture se déformait, amortissait les chocs et reprenait invariablement sa forme initiale. Elle transformait les hurlements d’épouvante de Jaïmi en murmure diffus. La Mohage ressemblait à un fauve en cage, en proie à une rage désespérée et inutile. Comme tous les êtres évoluant dans les grands espaces, elle ne supportait pas l’enfermement. Nue, échevelée, elle s’offrait sans pudeur aux regards et aux rires des Smithines.

Le Vioter reporta son attention sur le nuage des autres boules qui survolait le lac. Urtelande achevait de boutonner sa combinaison.

— Trouve un moyen de nous sortir de là, Lam-Dera, bredouilla-t-elle d’une voix blanche, et je double ton salaire.

— C’est bien le moment de parler argent.

— Essayons de négocier, suggéra Maj Huni.

Joignant le geste à la parole, le professeur s’extirpa du groupe des assiégés et s’avança d’un pas résolu vers le vieillard. Une boule s’abattit immédiatement sur ses épaules. De la même manière que Jaïmi quelques secondes plus tôt, il se retrouva prisonnier d’une grande sphère transparente et flexible.

*

Les sphères de capture avaient été exposées sur la place centrale de Néolonde, la ville principale des Smithines, une cité érigée en plein cœur de la jungle et dont les habitations étaient les troncs creusés d’arbres géants. Un bras de Jahong la traversait de part en part.

À l’intérieur de sa sphère, Le Vioter n’entendait que les vagues éclats de rire des enfants et des femmes qui venaient contempler les prisonniers et qui, comme les hommes, étaient vêtus de courts pagnes de peau écailleuse. Il commençait à avoir faim et soif car, même si les bulles, disposées en cercle, bénéficiaient de la protection ombragée des frondaisons, il y régnait une chaleur et une odeur suffocante. Il transpirait d’abondance, à tel point qu’il était obligé de s’éponger régulièrement le visage et le torse à l’aide de sa veste tire-bouchonnée. Au début, il avait tenté d’inciser les parois de sa bulle à coups de machette, mais il avait vite renoncé. L’étrange matière pliait mais ne rompait jamais. Tout au long du trajet, les bulles avaient flotté à un mètre du sol.

Probablement à cause de sa peau très blanche, de sa chevelure mauve et de sa bouche ourlée d’or, Urtelande se taillait un franc succès auprès des hommes. Des braises de convoitise s’allumaient dans leurs regards lorsqu’ils passaient devant sa sphère. La transpiration maculait la combinaison de la femme des Chutes. À plusieurs reprises, elle avait discrètement porté ses mains à ses lobes d’oreilles pour déclencher son vibreur sonique. En pure perte : le matériau transparent absorbait les mortelles ondes sonores comme un bouclier magnétique. Son visage ruisselant se tournait souvent en direction de celui de Rohel. La détresse avait supplanté l’arrogance dans son regard implorant. Jaïmi, quant à elle, avait fini par se résigner. Assise en tailleur, les mains posées sur son bas-ventre, la tête baissée, elle demeurait immobile, prostrée. Ses cheveux noirs tiraient un rideau hermétique sur son visage.

Filtrés par les hautes frondaisons, les rayons de Blanc Boira tombaient en colonnes rectilignes sur la ville et s’écrasaient en flaques lumineuses sur les allées de terre ou les bordures de pierre. Un peu plus loin, au milieu d’une flottille de pirogues, une vingtaine de Smithines halaient un cropoulpe géant sur la grève du Jahong. Le corps du monstre, une masse informe et boueuse, était criblé de lances enduites de poison.

Le premier crépuscule tomba sur la jungle. Les quaroules disposées le long des allées commencèrent à restituer la lumière qu’elles avaient accumulée durant le jour. Les Smithines avaient déserté la place centrale et la cité semblait frappée d’inertie. Le Vioter entendit alors un lointain murmure, un improbable chant provenant du cœur de la forêt.

Le temps passait et le poison du Jahad le rongeait insidieusement. Mérédith la légendaire se situait non loin de là, au centre du Dôme du Silence, et il était enfermé dans cette bulle plus solide qu’un four à déchets. Il lui restait une solution pour sortir de cette mauvaise passe : le Mentral. Mais, prononcer la formule, c’était déclencher un bouleversement écologique qui pouvait anéantir cette région de la planète. Qui risquait donc de détruire Mérédith et le repaire des Maîtres Sonneurs. Or, même si son existence avait été mise en doute par Maj Huni, le dénommé Marus Alter représentait le seul espoir, pour Rohel, de gagner le Monde des Franges avant d’être abattu par le poison. Même s’il se fourvoyait, il n’avait pas d’autre choix que celui d’aller jusqu’au bout de son erreur.

Il éprouvait parfois les pires difficultés à se souvenir de Saphyr, de son rire, de la douceur de sa peau, de son odeur. Elle s’effaçait par instants de sa mémoire – à cause du poison ? – mais il s’efforçait de se raccrocher de toutes ses forces à la pensée qu’il devait la reprendre aux Garloups. Quel que fût le danger que les êtres venus des trous noirs faisaient planer sur l’univers, il fallait leur remettre le Mentral. Ils s’en serviraient, il en était convaincu, pour ouvrir des brèches dans l’espace et envahir toutes les galaxies. Mais de l’union entre Saphyr et Rohel naîtrait une fille aux pouvoirs extraordinaires qui rendrait leur liberté aux êtres peuplant l’univers. Telle était du moins la prédiction des Grands Devins de l’antique civilisation d’Antiter. Le Vioter était à la fois l’agent du chaos et la première pierre de la reconstruction ; il favorisait le sombre dessein des Garloups, mais portait en lui le germe de la renaissance.

Il avait fermé les yeux sans s’en rendre compte. Lorsqu’il les rouvrit, il vit que tous les Smithines, hommes, femmes, enfants, s’étaient à nouveau rassemblés au centre de la place. Les hommes brandissaient des torches à quaroules. Une assemblée de vieillards, parmi lesquels il reconnut le Lorde qui avait soufflé sur les boules dans la clairière du mont Mac Fraw, entourait une sorte de litière de branches et de peaux écailleuses sur laquelle se pavanait un adolescent d’une quinzaine d’années. Des porteurs se tenaient au garde-à-vous aux quatre coins de ce qui ressemblait vaguement à un trône.

L’adolescent, au crâne rasé comme l’ensemble de ses congénères, se leva et s’approcha d’une démarche indolente de la bulle d’Urtelande. Son regard luisant erra un long moment sur la jeune femme. Puis il retourna s’installer sur sa litière et tint un conciliabule avec les vieillards. Le Vioter ne pouvait pas les entendre, mais il comprit qu’il y avait une grande tension entre l’adolescent et ses interlocuteurs. Leurs gestes étaient brusques, brutaux même, et des flammes de colère dansaient dans leurs yeux habituellement éteints. Les sages de la tribu semblèrent céder de mauvaise grâce aux exigences de l’adolescent. Le vieillard de la clairière plaça les paumes de ses mains ouvertes sous son menton et souffla à trois reprises en direction des bulles de capture.

Le Vioter se sentit soudain soulevé de terre. Les sphères transparentes décollèrent et se stabilisèrent à une hauteur de dix mètres sous les branches basses des arbres géants. Puis elles se dirigèrent vers le flanc d’un immense tertre rocheux dressé sur la rive opposée du fleuve.

Une seule resta rivée au sol : celle d’Urtelande.

Cycle de Dame Asmine d'Alba
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